C’était jour de fête. Partout dans la ville, les ruelles répandaient leurs lots de quidams qui affluaient en direction de l’avenue principale. Ils se massaient derrière des barrières installées pour l’occasion.
Un ballon dirigeable survolait la ville, déversant quantité de petits carrés de papier colorés. Une automobile descendait lentement la rue, semant derrière elle un panache de vapeur. Tous voulaient apercevoir le Saint Homme, debout, qui faisait des signes à la foule sous les acclamations du public.
Deux enfants tentèrent de se frayer un chemin parmi la marée humaine. Lorsqu’ils parvinrent au premier rang, le véhicule arrivait à proximité. Les deux jeunes garçons, aux vêtements déchirés par endroit, aux visages marqués par la crasse, joignirent leurs cris de joie à ceux de la foule. Le premier était aussi brun que le second était blond. Âgés d’une dizaine d’années, ces gosses des rues avaient profité de la venue du Pape dans leur ville pour délester les gens de leur bourse, avant de se joindre à eux pour l’acclamer.
Parmi les badauds accumulés contre les barrières de l’autre côté, le jeune garçon brun observa un homme dont le visage était dissimulé sous une capuche. Il semblait psalmodier. Lorsque l’automobile fut à portée, le garçonnet ressentit un profond sentiment de sérénité, une chaleur envahit son corps. Pour la première fois depuis des années, il se sentait bien. Le Saint Homme lui inspirait ce sentiment de bien-être.
Soudain, l’homme à la capuche franchit habilement la barrière et se précipita en direction du Pape. La paume de sa main irradiait d’un halo violet foncé. Le jeune garçon se faufila entre deux barricades et se précipita à son tour vers le véhicule. L’homme prit appui sur le marchepied de l’automobile et sauta sur le Saint Homme.
Au moment où sa main ténébreuse allait toucher le Pape, le garçon sauta dans ses bras, lui offrant la protection de son dos. La main maudite s’abattit donc sur le jeune héros qui hurla de douleur tout en faisant basculer le Pape en arrière. Ce dernier serra l’enfant dans ses bras avant de s’affaler sur la banquette de cuir capitonné de son automobile. Ses gardes du corps maîtrisèrent immédiatement l’homme à la capuche.
Le Pape observa l’enfant, inconscient, qu’il tenait dans les bras et qui venait sans aucun doute de lui sauver la vie. Le tissu de son vêtement fumait à l’endroit où la main avait été apposée. Il était rongé et laissait apparaître une marque noire sur l’omoplate du garçon. Le Saint Homme donna des ordres pour transporter le gamin dans ses appartements afin de lui prodiguer des soins.
Son compagnon blond s’enfuit dans la foule, les joues inondées de larmes…
Vingt ans plus tard…
La nuit était tombée sur La Roria. La brume avait envahi les rues pavées de la bourgade. Au centre de la place du village, une fontaine métallique crachait ses jets d’eau.
Soudain, un hurlement aigu brisa le silence de la nuit et une fenêtre ne tarda pas à s’allumer sur la façade d’une des maisons. Dans son lit, le petit Jonas se débattait pris dans un cauchemar. Son père, qui dormait dans le grand fauteuil de cuir à côté du lit, se précipita à son chevet.
— Jonas ! Réveille-toi !
Il secoua son fils pour le réveiller. La panique pouvait se lire sur les traits de son visage.
— Jonas !
La mère de l’enfant surgit à son tour dans la chambre, une lampe à huile à la main. Une douce lumière tamisée s’y répandit.
— Je croyais que tu le surveillais ! hurla la mère.
— Je… J’ai dû m’assoupir un instant, confessa son mari.
— Il ne fallait pas le laisser s’endormir !
— Cela fait deux jours qu’il ne dort pas ! Comment veux-tu empêcher un enfant de sombrer dans le sommeil ? C’est impossible !
Jonas fut pris d’un spasme qui déforma son corps et il hurla de nouveau.
— Jonas ! Réveille-toi, mon fils ! s’écria le père en le secouant violemment. Ne te laisse pas faire !
La mère paniquait et pleurait en voyant le visage de son enfant grimacer de douleur. Elle le gifla, mais il ne se réveilla pas. Sa respiration saccadée accéléra, des larmes coulaient de ses yeux clos. Son corps se tordit une nouvelle fois de douleur, puis il retomba inerte sur le lit. Jonas avait cessé de respirer.
— Non ! hurla son père en le saisissant dans ses bras tandis que sa femme écarquillait des yeux horrifiés, ses mains couvrant sa bouche.
En bas, la porte d’entrée s’ouvrit brusquement, et des pas ne tardèrent pas à résonner dans l’escalier.
— Wilfried ? Émilie ? crièrent des voix.
Trois hommes, lampes à huile à la main, surgirent dans la chambre du petit garçon. Wilfried et sa femme serraient leur fils dans leurs bras, le couvrant de larmes.
— C’est trop tard… dit le père, en croisant le regard des habitants du village venus à leur rescousse.
— Bon Dieu ! jura Antonin. C’est le troisième, cette semaine. Ça n’en finira donc jamais ?
— Dieu nous a laissé tomber, commenta simplement la mère de Jonas. Il a pris mon fils.
— Dieu ne vous a pas abandonnés ! s’exclama une voix derrière les trois hommes qui venaient de surgir dans la chambre du petit garçon.
Tous sursautèrent et observèrent l’homme qui se tenait dans l’encadrement de la porte. Il portait un long manteau de cuir noir, à la doublure rouge, surmontant une chemise au col romain. Un chapelet pendait à son cou. Son regard était dissimulé par le bord de son chapeau noir.
Il releva soudain la tête. Ses yeux bleus, surmontés d’une paire de lunettes rondes à la monture toute simple, traduisaient une énorme détermination.
— Écartez-vous ! ordonna-t-il d’un ton sans appel.
Encore sous le choc de l’apparition de ce prêtre atypique, les habitants du village s’écartèrent pour lui libérer le chemin. Le prêtre s’approcha de l’enfant et de ses parents.
— Allongez-le !
Ils restèrent hébétés et figés.
— S’il vous plaît, implora le prêtre en s’adressant à la mère de Jonas. Je peux le sauver !
Les parents sortirent de leur torpeur face au regard débordant de charisme du jeune prêtre et s’exécutèrent en silence.
L’ecclésiastique se pencha sur le corps sans vie du jeune garçon et plaqua sa main gauche sur son torse.
— Par-delà les mondes et en tout temps, que ta lumière chasse les ténèbres !
La croix du chapelet pendu à son cou s’illumina d’une ondoyante lueur rougeâtre, accompagnée d’un sifflement.
Soudain, une violente rafale emplit la pièce, éteignant les lampes à huile. Seule la lumière produite par le chapelet du prêtre projetait des ombres sur les murs. Le corps de Jonas se crispa. Il ouvrit la bouche et une fumée noire et épaisse en sortit lentement. Elle s’éleva au-dessus de l’enfant, et une silhouette se matérialisa.
— Bon Dieu ! s’exclama Wilfried. Qu’est-ce que c’est que cette chose ?
Les parents du petit Jonas reculèrent par réflexe.
— Pars, prêtre ! gronda une voix sourde et rauque. Tu n’as rien à faire ici ! Les enfants de ce village m’appartiennent ! Va-t’en ou redoute ma colère !
Le prêtre esquissa un rictus.
— Tenez votre fils, s’il vous plaît.
Les parents échangèrent un bref regard puis reculèrent, libérant le prêtre qui se redressa.
— Tu n’as rien à faire dans ce monde ! Laisse cet enfant en paix !
Les deux yeux de la silhouette s’illuminèrent d’une flamme violacée.
— Quitte ce corps ! hurla-t-il.
Une violente bourrasque émana de l’entité, faisant s’envoler le chapeau de l’ecclésiastique dont le chapelet brillait toujours. Les pans de son manteau de cuir glissèrent le long de ses jambes sous l’effet du vent, découvrant deux pistolets dans leurs holsters. Le prêtre dégaina celui de droite et visa la créature. Composées de pièces de cuivre et d’acier, les armes surmontaient deux barillets à huit coups.
— On se retrouvera, Rédempteur ! J’aurai ta peau !
— Je ne crois pas, non.
Le prêtre appuya sur la détente et le projectile pulvérisa la créature de ténèbres, dans un nuage de fumée.
Le corps de Jonas retomba sur le lit. Son torse se soulevait et s’abaissait au rythme régulier de sa respiration. Au bout de quelques secondes, il ouvrit les yeux tandis que le chapelet du prêtre reprenait sa teinte initiale. Il rangea son arme dans son holster. Un des habitants du village ralluma sa lampe à huile, sortant la chambre des ténèbres où elle venait de tomber.
— Papa ? Maman ?
La petite voix de Jonas était enrouée. Ses parents se hâtèrent d’étreindre leur fils. Ils pleuraient à chaudes larmes.
Le prêtre se retourna et ramassa son chapeau qu’il remit à sa place. Il se dirigea vers la porte. Les villageois s’écartèrent pour le laisser passer.
— Un instant ! dit Wilfried, tandis que l’ecclésiastique se figeait. Comment pourrai-je vous remercier ?
— Vous n’avez pas à le faire, répondit l’interpellé sans se retourner.
— Cela fait plusieurs nuits que nos enfants sont fauchés par la mort, expliqua le père de Jonas. Nous vous devons tant ! Quelle était cette créature qui s’en prend à nos fils et à nos filles ?
— Juste un croquemitaine.
— Mais… ce sont des histoires qu’on raconte aux enfants pour leur faire peur, le contredit la mère de Jonas. Les croquemitaines n’existent pas.
— Pourtant, vous venez d’en voir un. Cessez donc de faire peur à vos enfants : les croquemitaines sont attirés par leur frayeur et s’en nourrissent jusqu’à consumer l’âme de leurs victimes. À l’avenir, réfléchissez-y !
Le prêtre franchit le seuil de la porte.
— Attendez ! s’écria le père de Jonas. Qui êtes-vous ? J’aimerais connaître le nom de l’homme qui a ramené mon fils à la vie !
Le prêtre s’arrêta. Toujours de dos, il pivota la tête sur le côté gauche, tout en tenant son chapeau de la main. Un petit sourire apparut aux commissures de ses lèvres.
— Je me nomme Martin, et je suis un Rédempteur !
Sur ces mots, il laissa les habitants du village à leur perplexité et sortit de la maison avant de disparaître dans la brume de la nuit...