EXTRAIT
CHAPITRE QUATRE
Le Mnéménol
Alice regarda sa montre. Les résultats de l’expérience qu’elle venait de mettre en œuvre ne seraient pas disponibles avant plusieurs jours.
Biologiste de formation, spécialisée en botanique, Alice allait sur sa vingt-huitième année. Le carré plongeant de ses cheveux bruns faisait ressortir ses yeux vert émeraude et affinait davantage sa silhouette. Curieuse de nature, mais trop souvent intrépide, Alice aurait aimé obtenir immédiatement les résultats de son expérience. Mais elle allait devoir faire preuve de patience. Encore une fois. Le sujet de recherches du laboratoire pharmaceutique ApisLab, pour lequel elle travaillait depuis plusieurs années, était trop important pour bâcler le protocole expérimental établi. Alice contribuait à trouver un remède durable contre les infections provoquées lors de l’inhalation de spores végétales du monde extérieur.
L’humanité était confinée sous les Bulles de leurs Cités à cause d’une nature hostile aux Hommes. Mortelle. L’espèce humaine tentait de survivre sur cette planète où les plantes fabriquaient des spores tueuses. Légères, portées par les vents, elles permettaient aux végétaux d’envahir tous les environnements.
L’individu en ayant respiré devenait un hôte : elles germaient, prenaient racine dans le parenchyme pulmonaire et se développaient, finissant par étouffer leur victime en peu de temps.
Et il n’y avait pas que les spores végétales qui étaient dangereuses au-delà de la protection des Bulles. Les animaux l’étaient également. Insensibles aux spores, ils tentaient de survivre dans ce monde hostile.
Elle défit les boutons de sa blouse de coton blanche et l’enleva. Alice la posa sur le dossier du fauteuil de son bureau. Elle ne pouvait rien faire d’autre qu’attendre les résultats de son test. Elle regarda de nouveau sa montre : quatorze heures cinquante-trois. Elle fixa le dessus de sa main gauche et la lumière rouge qui se diffusait à travers sa peau depuis presque dix minutes maintenant. Elle indiquait l’urgence de son injection régulière de Mnéménol.
Chaque humain possédait un récepteur implanté sous la peau de sa main, sensible à la concentration de Mnéménol dans le sang. Quand cette dernière passait sous un seuil critique, le récepteur déclenchait son signal, prévenant son propriétaire de la nouvelle injection à faire dans la journée même, afin d’être protégé contre une éventuelle exposition aux spores. Lorsque le récepteur s’allumait, le centre de soins le plus proche en était également averti. Le Mnéménol était le seul produit efficace pour lutter contre le développement des spores végétales dans les voies respiratoires.
Alice soupira : elle était obligée de passer au centre de soins avant de rentrer chez elle.
Lorsqu’elle sortit de l’immeuble abritant ApisLab, elle monta directement dans la navette stationnée devant. Ce petit wagon noir était le moyen de transport en commun de la Cité. Entièrement automatisé, son réseau quadrillait la ville, secteur par secteur et permettait à tout le monde de se déplacer. Les véhicules personnels avaient été prohibés depuis plusieurs décennies, l’espace au sein des treize Cités étant limité.
Quelques personnes attendaient à l’intérieur le départ de la navette. Un bip les avertit qu’elle allait démarrer. Les portes latérales coulissèrent quelques secondes après l’arrêt du signal, se verrouillèrent dans un bruit sourd et l’engin s’élança sur ses rails magnétiques.
Alice regarda le panneau d’affichage au-dessus d’elle. Elle compta les stations avant son changement de navette. Quatre. Puis trois avant celle du centre de soins. Il lui faudrait ensuite en prendre une dernière pour rentrer chez elle.
Alors qu’Alice venait d’effectuer son premier changement, ses pensées se dirigèrent vers sa colocataire, Chloé. Étant amies de longue date, vivre ensemble leur avait permis de louer un appartement plus spacieux et plus proche du centre de leur secteur. Alice ne l’avait pas beaucoup vue ces derniers temps : son amie était très prise par son travail. Elle repensa à leur dernière soirée entre filles quelques jours auparavant. Elles avaient bien ri. Alice avait hâte de la revoir pour lui raconter les dernières avances de Steven, son aide de labo. Le pauvre garçon essayait par tous les moyens d’attirer l’attention d’Alice et de la séduire. En vain. Elle sortait d’une relation compliquée et n’avait pas envie de s’engager de nouveau pour l’instant, préférant profiter de leur célibat entre filles.
***
L’arrêt de la navette devant le centre de soins la sortit de ses pensées. Elle descendit et se dirigea vers les doubles portes vitrées du petit bâtiment carré, sur le fronton duquel on pouvait lire l’inscription « Centre de soins — Secteur 10 ». Alice poussa l’un des battants et avança vers le comptoir d’accueil.
— Bonjour, mon capteur s’est allumé tout à l’heure, dit-elle à l’hôtesse en montrant la surface de sa main gauche.
— Bonjour, posez votre main à plat sur la plaque, s’il vous plaît, lui répondit la jeune femme.
Alice s’exécuta et appliqua sa paume sur le scanner d’empreintes digitales. Un laser bleu la parcourut, depuis l’extrémité de ses doigts jusqu’à son poignet dans un petit bourdonnement. Un bip retentit sur l’écran de l’hôtesse, signalant l’affichage du dossier médical d’Alice.
— Notre équipe va vous prendre en charge, Melle Vena. Veuillez patienter, je vous prie.
— Merci.
Alice s’avança vers l’une des chaises situées en face du comptoir, dos à la baie vitrée. Deux personnes attendaient leur tour. Alice s’assit en espérant qu’on vienne la chercher rapidement.
***
— Melle Vena ? appela un infirmier en sortant par l’une des portes situées derrière le comptoir d’accueil.
— C’est moi ! répondit Alice en se levant.
— Par ici, s’il vous plaît, lui dit-il en l’invitant à entrer dans la pièce derrière lui.
Alice ne s’étonna pas que la salle soit identique à celle où elle avait reçu ses injections précédentes. Tous les centres de soins se ressemblaient. Alice en était arrivée à la conclusion que cela rassurait les gens.
— Veuillez appliquer votre main ici, lui demanda l’infirmier en indiquant une petite plaque fixée au mur à gauche de l’entrée.
Alice s’exécuta avant d’aller s’allonger sur le fauteuil de cuir incliné au centre de la pièce. À l’aide des données du dossier médical d’Alice déverrouillées par la lecture de ses empreintes digitales, l’infirmier préparait son injection en entrant ses caractéristiques ADN dans son interface murale tactile.
— Depuis combien de temps que votre récepteur s’est-il allumé ? lui demanda-t-il.
— Il y a environ une heure.
— Parfait, répondit-il.
Une trappe circulaire s’ouvrit face à l’homme, et un petit tube métallique en sortit. L’infirmier imbiba une compresse d’un désinfectant, se saisit du cylindre émergeant de sa loge et marcha vers Alice. Il frotta la surface de son avant-bras gauche qu’elle lui présentait sur l’accoudoir du fauteuil. Puis il appliqua son stylo-seringue et pressa, de son pouce, le bouton-poussoir situé à son extrémité. Une légère décompression se fit entendre tandis que le liquide s’infiltrait dans l’organisme d’Alice par les minuscules aiguilles venant de perforer sa peau.
— C’est terminé, lui dit l’infirmier en retirant le stylo-seringue puis en frottant de nouveau son avant-bras avec sa compresse.
— Merci, répondit Alice, constatant que, comme d’habitude, l’injection ne laissait pas de traces.
— Il se peut que vous ayez quelques vertiges, l’informa-t-il en souriant, mais rien d’anormal, ne vous inquiétez pas.
— Ah bon ? D’habitude je ne ressens aucun effet secondaire, s’étonna-t-elle.
— La résistance des spores végétales au Mnéménol augmente, lui expliqua-t-il toujours en souriant. En conséquence, le dosage aussi.
— Je comprends.
— Mais d’ici à demain matin, les effets secondaires se seront dissipés, lui promit-il. Vous pouvez y aller.
— Merci, au revoir, lui répondit Alice. Bonne fin de journée.
— Vous de même.
***
Les premiers étourdissements ne tardèrent pas. À peine Alice fut-elle sortie du centre de soins qu’elle se sentit brumeuse. En montant dans le transport qui devait la ramener chez elle, son état de torpeur augmenta. Elle s’assit pour contrecarrer l’effet de tangage dû à l’injection : elle avait l’impression que la navette penchait d’un côté puis de l’autre. Cela lui donna la nausée. Jamais auparavant une piqûre de Mnéménol ne lui avait provoqué cet effet. Mais elle se remémora les paroles rassurantes de l’infirmier. Tout cela était normal et serait temporaire.
Durant le trajet, Alice se retrouva dans un état second. Elle avait beaucoup de mal à faire la différence entre la réalité et l’illusion. Des fragments de souvenirs de son passé voulaient se rappeler à elle. Mais ils étaient comme enrobés d’un voile impénétrable si bien qu’elle n’arrivait pas à distinguer leur contenu. Et ils se mélangeaient avec des images de l’instant présent que captaient péniblement ses yeux dans son environnement sans cesse fluctuant.
***
Alice avait chaud. Terriblement chaud. Elle ne cessait d’essuyer son front perlé de sueur. Elle reconnut tant bien que mal son arrêt et se leva. Elle donnait l’impression d’être ivre tant sa démarche était chancelante. Quelques-uns des passagers de la navette la regardèrent de travers avec dégoût.
Elle tituba jusqu’à l’entrée de son immeuble et dut faire un immense effort de concentration pour taper les quatre chiffres du digicode dans le bon ordre, tant elle était persuadée qu’ils bougeaient sans cesse. Elle poussa la porte et se dirigea vers l’ascenseur. Elle appuya son épaule droite contre le mur et s’épongea de nouveau le front. La cabine s’ouvrit : Alice s’engouffra à l’intérieur et sélectionna son étage. Elle trouva que tous les cadrans s’étaient donné le mot, car les chiffres changeaient de place constamment, avant d’avoir un éclair succinct de lucidité, se rappelant que cela était dû aux effets secondaires du Mnéménol.
Arrivée à son étage, elle parcourut le couloir en se tenant au mur. Insérer la clé de son appartement dans la serrure se révéla être une opération plus compliquée qu’elle ne l’avait craint. Après de longues minutes d’une bataille acharnée contre le déplacement de la serrure autour de la poignée et d’injures à l’attention de l’infirmier qui lui avait dit « rien de bien grave, ne vous inquiétez pas », elle finit par rentrer chez elle.
Elle claqua la porte, laissa tomber négligemment son sac à terre, se débarrassa de ses chaussures à talons en prenant appui contre le mur. Elle voulut dire « Je suis rentrée ! », mais se ravisa en se rappelant qu’elle vivait seule. Les limites de son appartement tanguaient elles aussi. Elle renonça à aller jusqu’à sa chambre et s’affala lourdement sur son canapé en cuir.
***
Alice sombra dans un sommeil à demi éveillé. La nausée, les bouffées de chaleur et les vertiges se mêlaient aux songes brumeux décousus de son esprit vagabond. Elle perdait conscience de la réalité pendant quelques minutes puis se réveillait en sursaut, avant de replonger dans les limbes vaporeux de ses souvenirs flous.